Le compositeur américain John Cage posa un jour cette question essentielle : qu’y a-t-il de plus musical, un camion qui roule dans une rue, ou bien le même camion qui passe devant un conservatoire de musique ? L’énigme de l’auteur de Silence rappelle celle du livre de l’artiste Daniel Spoerri, Topographie anecdotée du hasard, qui relate la chronologie d’une de ses tables-piège sur le plateau de laquelle sont figés des objets dans leur ordre d’arrivée, restes de repas, papiers, miettes, rebuts. Ces œuvres posent la même question : l’art n’est-il pas, après tout, une façon d’arrêter le temps, un vertigineux aller-retour de la conscience, par lequel les humains décuplent leur capacité à exister. Un effet de miroir, en somme, une mise en abyme, une critique.
On a beaucoup parlé, écrit sur le regard - cela a même été une école. Le jeu de l’écrivain se regardant écrire fait partie de notre culture, depuis l’âge baroque. Ce jeu ne remplace pas les sujets plus nobles - la rumeur du Meschacebé, ou les profondeurs insoupçonnées de l’âme -, il les complète, leur donne une autre saveur, un autre relief. Il est l’exercice naturel de l’humain, narcissique, compliqué et vaniteux. Amos Oz, dans un roman original, récemment traduit en français, Vie et mort en quatre rimes, a choisi ce thème : lui-même, c’est-à-dire l’écrivain, nommé tout au long du livre «l’auteur», et parfois même dans les moments d’intimité «notre auteur», rencontre ses «lecteurs» dans une soirée organisée au centre culturel de Shunia Schor, où après une lecture de ses œuvres il devra répondre aux questions habituelles et prévisibles : pourquoi écrivez-vous ? Que pensez-vous de vos confrères écrivains ? - ainsi qu’à des demandes plus personnelles : combien vous rapporte grosso modo chacun de vos bouquins ? Et que pense votre ex-femme des personnages féminins de vos romans ? Sujet mince, dira-t-on. Non, pas si mince qu’il semble.
Quand j’avais 20 ans à peu près, il n’y avait pas tant de colloques, tables rondes et rencontres autour des écrivains qu’aujourd’hui. Je me souviens d’une conférence internationale à Lahti, en Finlande, où j’avais eu la chance de bavarder avec Asturias et James Baldwin. Mais la plupart de ces événements était inutile, et servait davantage à faire briller les organisateurs que les écrivains.
Pourtant c’est dans ce lieu futile, vaguement démodé, que tout se passe. La rencontre que décrit Amos Oz est un jeu universel, où tout a été arrangé et dont chacun connaît déjà les règles et le finale. Dans ce lieu qui témoigne de la tragédie de Tel Hazon - le poète Schunia Schor et sept ouvriers assassinés par des Arabes en 1937 - qui initiait le cycle atroce de la violence et le massacre de Deïr Yassim - à deux pas de la tragédie palestinienne (et l’on sait la position forte d’Amos Oz en faveur de la paix) - c’est la banalité de l’existence qui se révèle : petites gens, petites vies, ennuis et intrigues, envies et espérances. Riki la serveuse du café, son ex Charlie, gardien de but et maintenant fabriquant de chauffe-eau solaires, Arnold Bartok le militant, Rochale Reznik, lectrice, comédienne, qui vit seule dans son petit appartement avec son chat Joselito qui la surveille de très près, et pour qui l’auteur a une sorte d’élan sexuel, jusqu’à Saguiv, âgé de 9 ans que sa mère a emmené là pour qu’il voie pour la première fois un écrivain vivant - chacun est présent, avec ses traits physiques, sa vie et son caractère, et devient à son tour un personnage de roman à son insu, puisque c’est cela le but de la rencontre.
Roman comique, bien entendu, ou mieux, comédie humaine à la manière des avatars du Picwick Club de Dickens. Ces hommes, ces femmes, que la gloire de la littérature attire, sont pleins de faiblesses. Ils sont vaniteux, prétentieux, ils prétendent être ce qu’ils ne sont pas. S’ils viennent à cette soirée, c’est d’abord pour se rassurer. Pour s’assurer qu’ils ont accompli quelque chose, ne fût ce que d’avoir été, comme Lucie, une des ex de Charlie, la dauphine de Miss Plage - sous d’autres cieux elle aurait pu avoir été celle de Miss Potato. C’est aussi pour devenir les acteurs de leur propre vie. Et voici que la salle de la conférence et les rues avoisinantes, le café, l’hôtel où loge l’auteur, se métamorphosent en un centre brûlant de l’histoire, où chaque détail devient signifiant. Leur vie, leur vraie vie, est-elle imaginaire ? Leurs préoccupations, leurs questions, sont-elles aussi légères qu’il paraît, ne cachent-elles pas une énigme ? Et la mort d’Ovadia Hazam, solitaire à l’hôpital, est-elle absurde ? Sans doute remplit-elle d’une joie irrésistible ses anciens amis qui, s’ils ne sont pas aussi riches, sont du moins, eux, en bonne santé. Et la littérature, prétexte à cette rencontre, n’est-elle pas redondante ? Tout n’avait-il pas été déjà dit dans la chronique Vie et mort en quatre rimes que le poète oublié Tsefania Beit Ha’lachmi publiait autrefois dans le magazine Davar, et auteur de la formule fameuse : Point d’époux sans mariée, ni de pour sans parlers ?
Maintenant, le poète est vieux, enfermé dans son silence, et l’infirmière qui lui apporte son thé au citron rappelle à l’écrivain que la vie et la mort ne sont pas si éloignées puisque toutes les époques et les situations du monde se ressemblent un petit peu.
Donc, la vie est un jeu. L’auteur, ce n’est pas le génie qui recrée le monde. Ce serait plutôt un diseur de bonne aventure assis dans sa cabane devant ses tarots et ses osselets, qui questionne en affirmant et annonce à son public ce qu’il savait déjà, à propos d’amour et de jalousie, de fortune, de bonheur. Il pratique son métier comme s’il n’avait aucune autre alternative. Non pour la célébrité et l’argent, ni en se croyant investi d’une mission supérieure. Son sort, en fin de compte, est certainement semblable à celui du poète de Vie et mort en quatre rimes qui disparaît à 97 ans, dans une maison de retraite où tout le monde ou presque l’avait oublié. Le roman d’Amos Oz est drôle, pessimiste et merveilleux. Il nous dit que c’est le quotidien qui tue, et qui sauve.
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