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- Par Marion Van Renterghem
Il a gardé jusqu'au bout de sa longue vie son air de loubard au cœur tendre, avec son blouson de cuir noir, sa moustache bien tondue et cette manière de causerqu'il s'amusait à rendre gouailleuse. Ne pas faire bourgeois, c'était comme un dernier reste de ses utopies ouvriéristes. Maurice Nadeau, l'un des éditeurs les plus géniaux de tous les temps, est mort le 16 juin chez lui, à Paris, à l'âge de 102 ans. "C'est quand même curieux de mourir à petit feu", disait-il avec le sourire, alors qu'il employait ses toutes dernières forces à sauver de la faillite La Quinzaine littéraire, qu'il avait fondée en 1966.
Il se promenait dans les livres et dans l'émerveillement des nouveaux talents avec la même légèreté que dans le jardin du Luxembourg, où il aimait flâner aux côtés de son amie et assistante de presque toujours, Anne Sarraute. A la mort de celle-ci, en 2008, il nous avait juste dit : "Subir ça à 97 ans, mince ! J'en ai pris un vieux coup." Et s'était réfugié dans le travail, de plus belle.
Jusqu'au bout, il animait les comités de rédaction de sa revue illustre et artisanale,La Quinzaine littéraire, écoutant les choix de ses collaborateurs, obtempérant en plissant le nez quand un livre ne lui plaisait pas, gardant quelques tendresses pour ceux qui flattaient ses vieux penchants trotskystes, n'en faisant qu'à sa tête pourcomposer les pages et rédiger son "journal en public", où il rendait compte avec une désinvolture perspicace de ses lectures, de ses réflexions et de ses humeurs du moment. Fidèle au poste, chaque quinzaine depuis 1966.
IMBATTABLE DÉCOUVREUR DE TALENTS
Maurice Nadeau. Un nom qu'on ne sait plus prononcer sans égrener un chapelet d'écrivains, ces inconnus devenus célèbres, parfois même prix Nobel, qu'il avait découverts et qu'il aurait pu porter à son veston comme des médailles de guerre. En vrac : Claude Simon, Thomas Bernhard, Malcolm Lowry, Georges Perec, Varlam Chalamov, Maurice Bataille, Michel Leiris, Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Henry Miller, Leonardo Sciascia, Witold Gombrowicz, J. M.Coetzee, Bruno Schultz, Robert Antelme, Arthur Koestler, Hector Bianciotti, Louis Guilloux, et on n'en finirait pas de continuer, jusqu'à Michel Houellebecq, qu'il aimait moins.
Beaucoup d'échecs aussi, bien sûr, mais la liste des très grands est inouïe. Le vieux Maurice ne prenait pas la peine de s'en vanter. Une fois découverts par lui, les auteurs allaient voir ailleurs, pour la célébrité et les à-valoirs, mais il était tranquille, Maurice : il savait que, depuis belle lurette, son mythe était déjà construit. Qu'avec son air de ne pas y toucher et ses manières de saltimbanque, toujours chassé d'une maison d'édition à l'autre faute de savoir l'enrichir, il était devenu une marque. Maurice Nadeau, un label désargenté de luxe : critique littéraire, éditeur, découvreur de talents au nez imbattable.
Né le 21 mai 1912 à Paris, Maurice Nadeau avait pris le goût de la lecture indirectement de son père, un homme de la campagne "monté" à Paris pour fairele coursier, qui écrivait des chansons à ses heures. Mort sur le front en 1916, il avait laissé à ses deux orphelins une bibliothèque hétéroclite où l'on piochait les livres au hasard, de la Bible aux romans roses en passant par les Contes de La Fontaine. De sa mère, illettrée, sans ressources et dont il admirait le courage, à qui il avait dû lire à voix haute les lettres de son père, il avait appris autre chose : l'injustice de la pauvreté.
PUPILLE DE LA NATION
Les deux enfants, pupilles de la nation, avaient été placés en nourrice. Maurice s'était retrouvé chez des ouvriers à Reims, avant de retourner chez sa mère, devenue cuisinière dans un restaurant de la ville. Sur fond de Révolution russe, l'apprentissage intime de la douleur sociale conduit directement le jeune homme vers le Parti communiste. "Qu'est-ce que tu vas faire avec ces voyous ?", lui dit sa mère en le voyant défiler avec les ouvriers dans les rues de Reims.
Maurice fait tout très sérieusement. Sérieux élève, sérieux enfant de chœur, il suit avec autant d'application les instructions du Parti. Mais en 1931, à la librairie deL'Humanité, que tient alors Paul Nizan, il déniche, vaguement caché dans un coin, un livre de Léon Trotski, pourtant exilé d'URSS depuis deux ans. Il y prend goût. Au point d'être exclu du Parti communiste français, qui lui aussi, à l'époque, fait le ménage.
Maurice rejoint un groupe trotskyste dirigé par Pierre Naville et milite activement. Toujours sérieux et dans la ligne. Reçu à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, il refuse d'être professeur, métier bourgeois, et reste instituteur. Il évite de s'installer dans un appartement, signe de possession bourgeoise, et s'installe à l'hôtel avec Marthe, la future mère de ses deux enfants, Claire et Gilles, l'une comédienne, l'autre réalisateur.
POLITIQUE ET LITTÉRATURE
Politique et littérature, c'est le chemin de Maurice Nadeau. Du trotskisme au surréalisme, qui veut aussi la révolution (transformer la réalité par le langage), il n'y a qu'un pas. Il rencontre André Breton, s'engage à ses côtés pour dénoncer l'internement des Républicains espagnols et écrit une Histoire du surréalisme(Seuil, 1945) qui le brouille avec le maître, mécontent de se voir rangé au placard des objets "historiques". Mais le livre fait autorité. Il séduit Pascal Pia, directeur du journal Combat, et son éditorialiste Albert Camus. Au sortir de la guerre, pendant laquelle il a résisté avec David Rousset et milité au sein de l'Organisation trotskiste, Nadeau est nommé responsable des pages littéraires du célèbre quotidien issu de la Résistance.
Il en deviendra le directeur en 1951. Il y accueille les premiers textes de Roland Barthes et fait sensation avec ses articles en défense de Henry Miller, poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs. Il est le premier à parler de Samuel Beckett, son"ratage" d'éditeur, qu'il ne s'est jamais consolé de n'avoir pas publié. Par ses choix, le critique-éditeur rompt radicalement avec les écrivains installés de l'avant-guerre. Le nouveau l'intéresse. La résonnance entre le style et l'époque. De la littérature, le trotskiste Nadeau n'attend jamais la conformité idéologique, mais cherche la singularité du regard, l'implication folle et totale d'un écrivain dans son monde, dans le monde.
Flaubert, fou du style et si férocement anti-bourgeois, à qui il a consacré un essai, est avec Kafka son favori de toujours. A Mauriac, Maurois ou Jules Romains, il préfère Bataille, Queneau, Ionesco ou Michaux, fait scandale en 1947 en redécouvrant Sade, auteur interdit, prend la défense dans Combat de l'écrivain Céline, interdit de séjour en France pour antisémitisme, se passionne pour Bernanos, catholique militant. En 1947, il publie aux éditions du Pavois ce qui sera son premier livre d'éditeur : Les Jours de notre mort, de son ami et camarade trotskiste David Rousset, revenu d'Auschwitz à peine vivant. Sa réputation est construite. Editeur nomade de maison en maison, critique littéraire à France-observateur puis à L'Express, il devient membre du jury Renaudot et en démissionne, fonde chez Julliard une revue littéraire, Les Lettres nouvelles, et une collection du même nom, toutes deux chassées faute d'être bénéficiaires, hébergées chez Denoël, chassées à nouveau.
LA DERNIÈRE AVENTURE
Chaque fois, Maurice Nadeau reprend son baluchon et continue, baladant sur son dos sa revue et sa collection. Et son engagement politique, plus ou moins loin de ce qui deviendra en 1969 "la Ligue" d'Alain Krivine. Avec Sartre, qu'il aime d'amitié sans partager "ses conneries politiques" longtemps pro-soviétiques, il dénonce la torture en Algérie. Les signatures du manifeste des 121, incitant les appelés à l'insoumission, sont recueillies dans son bureau des Lettres nouvelles. Les policiers embarquent Maurice, qui bénéficiera d'un non-lieu.
La dernière aventure, le dernier quotidien de cet homme si heureux à la tâche, c'est la maison d'édition qu'il a créée en 1979 sous son nom, Maurice Nadeau. Confidentielle, mais si prestigieuse que le maroquinier Louis Vuitton a décidé d'yfinancer une collection de littérature de voyage. Et La Quinzaine, bien sûr. Une revue bimensuelle faite avec les moyens du bord, jusque récemment avec ciseaux et bâtons de colle, et sauvée in extremis quelques jours avant sa mort. Il adorait ça, Maurice, être à sa table de travail, lire, écrire, recevoir les écrivains,animer la revue, découper et coller, mettre en page, surveiller l'imprimerie. "Bon, c'est pas tout ça, il faut que je retourne là où il faut" , disait-il après avoir trop bavardé. Il voyait les écrivains qu'il avait lancés devenir célèbres ailleurs, mais ce qu'il aimait, c'était les découvrir. "Et après, qu'ils se débrouillent."
Marion Van Renterghem
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